
La systémique planétaire, une clé pour former les ingénieurs de demain
Anne Monnier, anciennement ingénieure en énergie renouvelable et aujourd’hui neuroscientifique, anime la chaire INTEGRATE de Télécom SudParis. Elle nous éclaire sur l'importance de la systémique planétaire dans la formation des ingénieurs à Télécom SudParis.
Pourquoi la systémique planétaire est-elle intégrée à la formation des ingénieurs dès la première année ?
Anne Monnier : L'idée est de transformer le cursus dans sa globalité et pour cela, de poser de bonnes fondations dès le départ. Aborder les problématiques environnementales uniquement par le climat ou le CO2, c'est s'attaquer aux symptômes plutôt qu'aux causes. L'approche systémique permet de comprendre le fonctionnement du système Terre d'un point de vue géo-biophysique, en considérant les interconnexions et la complexité. Même si l'on ne se soucie pas de l'écologie, le dérèglement du système géo-biophysique nous impacte tous. Il est essentiel d'aborder cette complexité dès la première année, même si cela peut être difficile à assimiler en début de cursus. Cette approche permet de se focaliser sur la soutenabilité intrinsèque des technologies au-delà des questions écologiques.
Quels sont les objectifs pédagogiques de ce module ?
Anne Monnier : Il y a trois grandes lignes d’objectifs.
(1) Tout d’abord mettre en place les bases pour comprendre que le métier d'ingénieur n'est pas purement technique. Historiquement, on apprend aux ingénieurs à résoudre des problèmes dans un système fermé, alors que dans la réalité, tout est interconnecté. Il est crucial de prendre conscience de l’impact de nos conceptions et de l’industrie sur l'ensemble du système terre.
(2) Un autre objectif est de faire comprendre que le problème n'est pas le carbone, mais d’abord le principe d'extractivisme et la considération des ressources. De prendre conscience qu’il est fondamental de penser la puissance et pas seulement l’énergie. Car c’est la puissance disponible grâce au combustibles fossiles qui permet l’extractivisme des ressources minérales et de la mise en œuvre massive de ces matériaux ;
(3) Enfin ce module est interdisciplinaire, et vise à développer des compétences de controverse et de capacité de débat, en construisant des arguments scientifiques face à la désinformation. Il permet ici de poser la question centrale du « pourquoi » de l’innovation technologique.
Quels outils ou approches pédagogiques utilisez-vous pour aider les étudiants à comprendre ces interactions ?
Anne Monnier : Nous utilisons une combinaison de cours magistraux participatifs, de quiz, et d'un manuel interdisciplinaire. Nous alternons avec des travaux dirigés et pratiques, sur des exercices concrets utilisant des logiciels de simulation par exemple pour calculer des bilans carbone. Nous organisons également des débats, en construisant d'abord l'argumentaire, pour ensuite apprendre à écouter l'autre. Cette année, nous avons introduit des lectures croisées, où les étudiants doivent lire et visionner des supports scientifiques et non-scientifiques pour en débattre. Un travail pratique appelé "Fil rouge" est basé sur le cas fictif d’une entreprise du numérique, appliquant une méthodologie d’adaptation au changement climatique, ainsi qu’une approche d’atténuation à travers le bilan carbone et la réduction des émissions. Nous proposons également des débats comme "Quel pari stratégique pour la France : Miser sur la croissance verte ou préparer la décroissance ?" ou "Quelle ingénierie française pour une innovation technologique contrainte par les frontières planétaires ?".
Comment la systémique planétaire aide-t-elle les futurs ingénieurs à aborder des problématiques comme le changement climatique ou la gestion des ressources ?
Anne Monnier : Elle permet de ne pas se tromper de problème à la source, en abordant les causes et non les conséquences. Sans une vision systémique, les ingénieurs conçoivent des solutions qui se revendiquent "vertes" mais qui ne prennent pas en compte tous les impacts, en particulier les usages sociaux directement liés aux effets rebonds des technologies. Nous apprenons à faire des cartographies de dépendance et d'impacts directs et indirects pour une vision plus globale et plus lucide. Notre but est de leur apprendre à reconnaitre les faux leviers et les « fausses bonnes idées ». Cette approche évite de tomber dans le technosolutionnisme lors de la conception de nouvelles technologies.
Comment ce module s'articule-t-il avec les autres cours liés au numérique et à l'innovation technologique dans le programme ?
Anne Monnier : Ce module est notre brique de base pour essayer de ne pas se tromper d'angle d'attaque. Il est relié en deuxième année à un module sur la consommation énergétique du numérique et à la semaine "IMAGIN" qui travaille sur l'objet socio-technique, ancré dans nos territoires. Les étudiants peuvent alors bâtir sur ce module de première année pour comprendre que les problèmes à résoudre sont complexes mais avant tout sociaux, et qu’il faut souvent prendre le temps de bien reformuler un problème avec une vision plus systémique pour pouvoir construire des solutions plus pertinentes.
Les étudiants travaillent-ils sur des cas réels ou collaborent-ils avec des partenaires extérieurs ?
Anne Monnier : Oui, nous travaillons sur des cas réels, notamment sur le décalage entre la médiatisation et la connaissance scientifique. Le cas pratique d’une entreprise du numérique permet aux étudiants d'analyser les risques climatiques qui pèsent sur l’activité de l’entreprise ; de formuler des synthèses d'impacts opérationnels ainsi que de proposer une stratégie d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre.
Quels sont les retours des étudiants ?
Anne Monnier : Les étudiants sont plutôt à l'écoute et réceptifs mais nous essayons chaque année de diminuer le nombre de cours magistraux au profit de plus de cours de travaux pratiques. Nous remarquons également que les étudiants veulent souvent des solutions toutes faites. Ils ont du mal à accepter qu'il n'y ait pas de solution unique et que tout dépende du contexte. C'est une frustration et un deuil de la toute-puissance de l'ingénieur de résoudre les problèmes techniques qu’on lui donne. Ils doivent prendre conscience qu’il faut réaliser une grande part de recherche scientifique et technique sur ces questions. Cela les invite à prendre part à cette recherche s’ils le souhaitent.
Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux futurs candidats sur l’importance de cette formation dans leur parcours d’ingénieur ?
Anne Monnier : Venez ! Nous ne faisons pas de greenwashing. Ce cours n'est probablement pas ce que vous voulez entendre : c'est un cours qui secoue, je l’appelle souvent « faire l’exercice de la lucidité » ; il a l’avantage d’être une approche unique, plus large que les cours classiques sur le climat.
Ce module de systémique planétaire apparaît donc comme une fondation essentielle pour former des ingénieurs conscients des enjeux et capables de contribuer à une transition écologique et sociale.
Ce cours interdisciplinaire en tronc commun de première année a été co-construit et est enseigné chaque année par Jose Halloy, professeur de physique et des sciences de la soutenabilité à l’université de Paris, Camille André, économiste du développement possédant une expérience terrain variée sur le continent africain, et Harald Lhomme, Ingénieur de formation, Alumni IMT Albi consultant en stratégie climat.
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